Le Psautier de Bea : un épisode presque oublié des
réformes sous Pie XII
Abbé Jean-Pierre Herman
L’un des rares constats qui
fait l’unanimité sur les différentes réformes de la liturgie des années 50-60
est qu’elles ont largement profité à une catégorie professionnelle : les
éditeurs.
Nous en trouvons une
illustration caractéristique dans la révision de la traduction sous Pie XII,
dont le résultat fut l’édition d’un nouveau bréviaire que tous les clercs ont
acheté pour l’abandonner très vite et revenir à l’ancienne version pour cause
d’impraticabilité.
C’est la raison pour laquelle
il est possible de trouver dans tous les vide-grenier et les librairies de
seconde main de splendide bréviaire en reliure plein cuir et à la dorure
intacte, mais avec une version latine des psaumes qui fut éphémère[1].
Les différentes versions du
psautier
On date généralement du IIème
siècle les premières traductions latines des textes bibliques, sur base de la
LXX et des textes grecs qui constitueront plus tard le Nouveau Testament. On
appelle généralement ces versions la Vetus latina,
ou Veteres, selon que l’on considère qu’il y a eu une ou
plusieurs traductions. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet ici. On
considère que la version « européenne », sur base de textes venus
d’Afrique, date du IVème siècle. Ce latin biblique est une langue spécifique,
éloignée du latin classique, par souci de littéralisme et de respect des termes
d’origine grecque ou hébraïque.
Nous n’en possédons aucune
version complète. On trouve çà et là des fragments, par exemple dans les
citations de Cyprien de Carthage pour la version primitive. Pour les psaumes,
dans la version dite européenne, la liturgie a gardé quelques citations dans
les antiennes du missel romain, particulièrement certains introïts où l’on n’a
pas remplacé le verset par la version de la Vulgate.
A la fin du IVème siècle,
saint Jérôme réalisa une rapide révision du psautier, sans doute à la demande
du pape saint Damase. Le résultat fut le psautier que l’on appelle aujourd’hui
« romain ». Son usage fut réduit à la ville de Rome, en dehors de
laquelle il ne fut jamais adopté. Ce fut la version utilisée à la Basilique
Saint-Pierre jusqu’à la réforme liturgique de Vatican II.
Exilé en Orient, Jérôme fit
une seconde révision qui donna le psautier dit gallican et une troisième à
partir du texte hébreu. Le psautier gallican fut imposé à la chrétienté sous
Charlemagne et devint la version utilisée dans la plupart des Offices
monastiques ou locaux, pour devenir l’unique version après le Concile de
Trente.
Ainsi a langue de saint Jérôme
devint-elle le texte familier de l’Eglise romaine dans le chant quotidien de
l’Office divin et dans la plupart des textes de la messe.
Une nouvelle traduction
Le pontificat de Pie XII fut
marqué, on le sait, par un regain d’intérêt pour l’étude de l’Ecriture sainte.
C’est dans la foulée de ce mouvement que le pape s’inquiéta de la discordance
entre le latin du psautier et la langue classique qu’apprenaient les clercs
dans leur formation. Il émit alors l’idée d’une nouvelle traduction des psaumes
en latin classique, dans le but d’une meilleure compréhension de la prière de
l’Office divin par ceux qui y sont astreints.
Il établit ainsi une
Commission d’experts, dont le président était le Jésuite et futur Cardinal
Augustin Bea, directeur de l’Institut biblique de Rome. C’est la raison pour
laquelle on parle généralement du travail de la commission comme du Psautier de Bea.
La nouvelle traduction fut
promulguée en 1945 par le Motu proprio In cotidianis precibus[2]. Le pape y explique que
l’étude critique moderne de la Bible hébraïque et des différentes traductions
ont permis, aujourd’hui, de retrouver à de nombreux endroits le sens original
d’expression qui, dans la Vulgate, demeurait obscures. Il a donc demandé cette
nouvelle traduction « proche du texte primitif et plus fidèle ». Il
la voulait aussi « plus proche des écrits des Pères et des
Docteurs. »
Le Psautier de Bea n’était pas
une révision des versions antérieures, mais une nouvelle traduction en latin
classique à partir du texte hébreu. A titre d’illustration, nous livrons en
appendice une excellente analyse comparative du premier verset du psaume I par
Gregory di Pippo à partir des version de la Vulgate et de Bea.
Un accueil mitigé
Le but de la nouvelle version
était louable : aider les clercs dans la prière de l’Office, par une meilleure
compréhension des textes et ainsi favoriser leur intériorisation. Ainsi
s’exprime le pape dans sa présentation :
Nous espérons que dorénavant
tous puiseront dans la récitation de l’Office divin de plus en plus de lumière,
de grâce et de consolation qui les éclaireront et les pousseront, dans ces
temps si difficiles que traverse l’Eglise, à imiter ces exemples de sainteté
que présentent avec tant d’éclat les psaumes. Nous espérons qu’ils y trouveront
de plus en plus de force et qu’ils seront stimulés à entretenir et à réchauffer
ces sentiments d’amour de Dieu, de force intrépide, de pieuse pénitence que le
Saint-Esprit fait lever dans les âmes à l’occasion de la lecture des psaumes.[3]
La Cardinal Bea publia, deux
ans plus tard, une brochure explicative du travail de la commission intitulé
: Le nouveau psautier latin. Éclaircissements sur l’origine et
l’esprit de la traduction.
C’était compter sans la nature
même du travail. Il s’agit en fait d’un travail d’érudition, de techniciens,
élaboré en vase clos par des spécialistes. Ce reproche, souvent adressé aux
réformes récentes, s’applique tout à fait à notre sujet.
Les critiques ne se firent pas
attendre. Les reproches majeurs pointaient du doigt un texte sorti de nulle
part et le manque de familiarité avec la langue du nouveau psautier. Chacun
s’accordait à y reconnaître un latin que n’aurait pas renié Cicéron, mais qui
était très éloigné de la langue des Pères.
Toute personne de formation
classique moyenne pouvait désormais comprendre immédiatement le sens des
versets, mais il y manquait la poésie et le rythme du beau texte de la Vulgate.
On comprenait aussi que l’on troquait un texte séculaire, signe de continuité
dans la prière de l’Eglise, pour un texte entièrement neuf.
La conjonction entre la clarté
de la langue et le renouvellement de la piété, désir principal du pape, était
un échec. Adauget latinitatem, minuit pietatem,
tel était, en résumé, l’opinion des commentateurs.
Un autre reproche, à ce qui
précède, concerne l’aspect pratique de la nouvelle traduction et les manques de
correspondance avec d’autres parties du bréviaire. Des capitules mentionnaient
un versait de psaume, mais selon la Vulgate. On avait en outre conservé
l’ancienne traduction pour les besoins du chant, notamment dans les antiennes.
Or, lorsque l’antienne reprenait un verset du psaume chanté, on lisait deux
versions différentes. Voici deux exemples :
Au deuxième nocturne des
matines du dimanche, l’antienne du psaume est le premier verset :
Exsurge, Domine Deus,
exaltetur manus tua.
Tandis que le psaume commence
par :
Exsurge, Domine Deux, extolle
manum tuam.
Le second, par contre,
illustre mieux cette distorsion. Aux complies du dimanche, pour le psaume 4,
l’antienne est le dernier verset du psaume :
In pace in idipsum dormiam et
requiescam.
Tandis que le psaume dit :
In pace, simul ac decubui,
obdormisco.
Le pape Pie XII fit preuve de
sagesse pastorale en encourageant seulement, mais sans l’imposer, la nouvelle
traduction. Peu de communautés religieuses ou monastiques l’adoptèrent pour
l’Office choral. Par contre, comme nous le disions plus haut, la plupart des
clercs achetèrent la nouvelle édition du bréviaire et investirent dans une
œuvre éphémère. Certains la gardèrent, d’autre retournèrent vite au texte de la
Vulgate. Jean XXIII avait le psautier de Bea en horreur et, dès le début de son
pontificat, refusa son utilisation lors des liturgies pontificales. Lorsqu’en
1962, une édition révisée du bréviaire fut publiée, on reprit le texte antique,
donnant ainsi un coup de grâce au travail de la Commission.
Que reste-t-il ?
Le travail fourni par les
membres de la commission fut énorme. Cela rend d’autant plus triste l’échec de
cet épisode, que Grégory di Pippo appelle « l’un des plus insipides du pontificat de Pie XII ».
Qui parle encore aujourd’hui
du Psautier de Bea, sinon quelques historiens de la liturgie qui le mentionnent
brièvement ? Cette révision n’a même pas été prise en compte par la réforme du
Concile.Sacrosanctum Concilium parle d’une révision en
cours, et qui doit être menée à bonne fin. Le document fait allusion au travail
commencé qui devait mener à la publication de la Néo Vulgate.
La traduction des psaumes de
cette dernière est une révision de la traduction de la Vulgate à la lumière du
texte hébreu. C’est elle qui a été insérée dans les éditions de 1972 et de 1985
du nouvel Office, Liturgia Horarum.
C’est ainsi qu’un long et
minutieux travail est réduit aujourd’hui au rang d’une anecdote. Une question
s’impose : malgré les bonnes intentions qui ont présidé à ce projet, ce travail
était-il nécessaire ? N’a-ton pas simplement cédé à la mode du moment et, déjà,
au mythe du « tout comprendre » ?
Les psaumes sont un trésor
de l’Eglise qui a rythmé sa vie de prière au long des siècles. Ils sont connus
de ceux qui les récitent chaque jour et du peuple chrétien. Le texte antique de
saint Jérôme a accompagné pendant des siècles la Vox Ecclesiae ad Christum et la Vox Christi ad Patrem. Son antiquité et sa poésie
n’ont-elles pas aidé, plus que tout autre élément, à la prière et à
l’édification dans l’Eglise ? La rapide désuétude dans laquelle est tombé le
Psautier de Bea semble le montrent bien.
On peut formuler la même
remarque à propos de la Néo-Vulgate dans Liturgia horarum. Pourquoi, ici aussi,
avoir préféré le nouveauté à la continuité ? Même si, dans ce cas, l’édition
typique latine était avant tout destinée à la traduction (avec les heurs et les
malheurs que l’ont sait) et si peu nombreuses sont les personnes astreintes à
l’Office qui utilisent cette version.
On peut formuler la même remarque à propos de la Néo-Vulgate dans Liturgia horarum. Pourquoi, ici aussi, avoir préféré le nouveauté à la continuité ? Même si, dans ce cas, l’édition typique latine était avant tout destinée à la traduction (avec les heurs et les malheurs que l’ont sait) et si peu nombreuses sont les personnes astreintes à l’Office qui utilisent cette version.
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